Anthony SevrinSenior Data Scientist chez AXA Climate
24 juin 2022
Ces dernières années, principalement à cause du changement climatique, le feu couve sous la glace en Sibérie… Une situation inédite qui entraîne un cercle vicieux : les feux de tourbière libèrent d’énormes quantités de carbone dans l’atmosphère, contribuant significativement au changement climatique qui, à son tour, crée des conditions de plus en plus favorables aux feux de forêt. Pour briser ce cercle, il est nécessaire d’investir dans la prévention en gérant plus efficacement les tourbières. La télédétection doit également être utilisée pour repérer les incendies le plus vite possible et éviter leur propagation, voire même leur apparition.
7 minutes
Plus qu’une simple région de la Fédération de Russie, la Sibérie représente une terre de rêve et d’aventure. Ce sont les vastes plaines gelées couvertes de neige et de taïga traversées par les chevaux sauvages que décrit Jules Verne dans Michel Strogoff. Mais ces dernières années, on assiste à des événements inhabituels dans ces paysages de carte postale : de gigantesques feux de forêt.
Figure 1. Couverture géographique de la Sibérie : districts fédéraux sibériens (en rouge foncé) et Sibérie historique (en rouge clair et en orange) (1)
Depuis 2019, la Sibérie est confrontée à une prolifération dramatique des feux de forêt, avec une augmentation à la fois de leur nombre et de leur intensité. En juillet 2019, ce sont près de 2,6 millions d’hectares de forêt qui ont brûlé simultanément à travers la Sibérie, soit presque la superficie de la Belgique (2). On estime qu’au total, environ 5,3 millions d’hectares de terres sont partis en fumée cette année (3).
Figure 2. (a) Localisation des feux de forêt (puissance radiative) en juin-août 2019 (4); (b) Puissance radiative totale des feux de forêt survenus au cours de l’été 2020 (5) (6)
Durant l’été 2020, la Sibérie a dû à nouveau faire face à d’énormes incendies (avec 3,4 millions d’hectares détruits selon les données de MODIS), notamment sous les latitudes de l’extrême Nord (au-dessus de 65°N). Les zones situées près du cercle polaire sont généralement moins exposées aux feux de forêt en raison des basses températures du sol, mais ces dernières années le nombre relatif d’incendies et la superficie des terres brûlées ont augmenté de façon préoccupante.
En 2019 et 2020, la récurrence des feux de forêt a été principalement due à des températures très élevées (figure 4), qui ont un lien direct avec le nombre et l’intensité des incendies : plus la vague de chaleur perdure, plus la végétation devient sèche, ce qui favorise les départs de feux et leur propagation (figure 5).
Fig 4. Anomalies des températures de surface à l’été 2020, comparées aux données de 2003 à 2018 (7)
Nous savons tous qu’il faut s’attendre à une hausse des températures dans un futur proche, en raison du changement climatique. Mais l’effet de cette hausse sur les feux de forêt s’est déjà fait ressentir au cours des dernières années (8). Il est particulièrement frappant dans le cas du sol des tourbières contenant du carbone, situées au nord du cercle arctique. Avec l’augmentation des températures, des sols historiquement gelés ont tendance à se dégeler à mesure que la planète se réchauffe, ce qui les rend d’autant plus vulnérables aux incendies [ref 9].
En Sibérie, les incendies ont deux spécificités : le phénomène de feux zombies
et la libération de carbone dans l’atmosphère.
Les feux zombies
, ou feux d’hivernage
, sont des feux de forêt qui peuvent redémarrer spontanément des mois après avoir été éteints.
Comment est-ce possible ? Ce phénomène est principalement dû à la composition des sols sibériens, qui sont constitués de plusieurs couches de tourbe, une accumulation de matières organiques partiellement décomposées et susceptibles de brûler dans des conditions de faible humidité. Après son extinction en surface, le feu peut donc couver sous terre pendant des mois et se rallumer à la surface l’année suivante, quelques kilomètres plus loin. Il est probable que la plupart des incendies survenus en 2020 ait été amorcés par des feux de tourbière ayant couvé dans le sous-sol pendant les mois d’hiver
(10).
Figure 5. Les feux de tourbe peuvent couver pendant un an dans le sous-sol avant de réamorcer un nouveau feu de forêt (11).
La seconde particularité à prendre en compte est la libération dans l’atmosphère d’une quantité massive de carbone. Le satellite Copernic estime qu’entre juin et août 2020, les feux de forêts survenus dans la République de Sakha ont libéré 540 mégatonnes de CO2 (12), ce qui correspond en gros aux émissions de CO2 du Canada au cours d’une année entière ! Si l’on considère que la planète relâche chaque année l’équivalent de 51 gigatonnes de CO2 dans l’atmosphère, les feux sibériens de 2020 représentent à eux seuls plus de 1 % de cet excès. Cet énorme volume d’émissions provient du nombre d’arbres consumés, mais aussi des feux de tourbières eux-mêmes, qui constituent l’écosystème le plus dense en carbone , ensuite relâché dans l’atmosphère. En outre, contrairement aux arbres, la tourbe ne peut pas se reconstituer, et ne pourra donc plus capturer une partie du carbone émis.
Les feux de tourbe et les importantes émissions de carbone sont les deux principaux éléments susceptibles de créer une boucle de rétroaction positive pour les incendies de forêt. Les émissions de carbone provoquent un réchauffement favorable aux incendies, qui peuvent ainsi se déclencher encore et encore en émettant toujours plus de CO2. La situation en Sibérie doit donc faire l’objet d’une vigilance accrue.
Trois approches permettent de lutter contre ce phénomène : la prévention, la détection rapide et la télédétection.
Le processus de prévention n’est pas spécifique à la Sibérie. Rappelons quelques règles générales : les forêts, notamment dans un contexte de sécheresse, sont de plus en plus vulnérables. Les activités humaines, comme l’industrie ou le tourisme, doivent faire l’objet de contrôles scrupuleux. Il faut mettre en place des campagnes de prévention et de rénovation des infrastructures, entre autres, afin de limiter les feux de tourbe. Les propriétaires fonciers doivent mettre en œuvre des stratégies de ré-humidification et éviter de drainer les tourbières (13). La situation a souvent tendance à s’aggraver lorsque les tourbières sont laissées à l’abandon par les propriétaires privés ou par le gouvernement. Il est donc nécessaire d’élaborer un programme collectif pour ré-humidifier les terrains, comme cela a été fait en Biélorussie.
Lorsqu’un feu de forêt se déclenche, l’utilisation de l’imagerie satellitaire peut permettre aux propriétaires ou aux pompiers de détecter au plus vite les points d’embrasement et d’agir rapidement. Les données des satellites radars, qui repèrent les variations de températures, peuvent être combinées à celles des satellites optiques pour confirmer la présence d’un incendie et mesurer précisément sa localisation.
Figure 6. Image des feux de forêt actifs capturée par Sentinel3 le 23 juin 2020 (14)
Enfin, la télédétection, et notamment les technologies radars, peuvent être utilisées au cours de l’hiver pour détecter les feux de tourbe qui couvent sous la surface du sol. Des anomalies thermiques peuvent indiquer que quelque chose se passe au niveau des couches de tourbe. Grâce à ces technologies, il est possible d’anticiper le redémarrage du feu à l’été suivant et d’agir rapidement afin d’éviter sa propagation.
Ces dernières années, principalement à cause du changement climatique, le feu couve sous la glace en Sibérie… Une situation inédite qui entraîne un cercle vicieux : les feux de tourbière libèrent d’énormes quantités de carbone dans l’atmosphère, contribuant significativement au changement climatique qui, à son tour, crée des conditions de plus en plus favorables aux feux de forêt. Pour briser ce cercle, il est nécessaire d’investir dans la prévention en gérant plus efficacement les tourbières. La télédétection doit également être utilisée pour repérer les incendies le plus vite possible et éviter leur propagation, voire même leur apparition.
Pour plus d’informations, contactez Anthony Sevrin, Senior Data Scientist chez AXA Climate, anthony.sevrin@axa.com